Droit et Société
Le Droit
Constitutionnel français
Jean-Marie Woehrling
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Une interprétation de plus en plus rigide du cadre constitutionnel Les langues régionales n’ont jamais bénéficié d’un statut légal en France. Mais pendant longtemps il n’en était pas différemment de la langue française. Le silence de la loi, qui ne faisait pas obstacle à ce que le français soit la langue officielle, pouvait permettre aussi, si on le voulait bien, de donner une place aux langues régionales. Les principes d’égalité, d’unité de la République et l’affirmation de la primauté du français pouvaient être combinés avec le respect des langues régionales. Mais dans la période récente, ces principes ont été instrumentalisés de manière à refuser aux langues régionales tout statut. La conception française du principe constitutionnel d’égalité Puisque l’article 2 de la Constitution reconnaît l’égalité des citoyens, sans distinction notamment de langue, on a considéré qu’il n’était pas possible d’instaurer en droit français une garantie juridique pour les personnes appartenant à une minorité linguistique d’avoir en commun leur propre vie culturelle et pratiquer leur propre langue. Cette interprétation de la Constitution a été développée par le Gouvernement français au début des années 1990 pour émettre une réserve à l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté en 1966 sous l’égide des Nations-Unies. Elle a été confirmée implicitement par le Conseil d’Etat dans son avis sur la Convention cadre relative aux minorités nationales du 6 juillet 1995 puisqu’il ne peut y avoir, du fait du principe d’égalité, de minorités en France. il n’y a pas lieu de reconnaître aux personnes parlant une langue régionale le droit de pratiquer cette langue. Le fait de donner un statut aux langues régionales constituerait une rupture de l’égalité des citoyens et introduirait des différences entre eux. Cette interprétation qui a suscité l’incompréhension à l’étranger n’a guère fait l’objet de critiques en France. Le principe constitutionnel d’égalité, qui aurait dû garantir une équivalence de traitement entre les locuteurs de la langue majoritaire et les locuteurs de langue régionale, a été interprété comme un principe d’uniformité en raison duquel, puisque tous les citoyens sont égaux, il n’y a pas lieu de protéger ceux qui ont une pratique linguistique originale. Le principe d’égalité a été ainsi utilisé pour justifier un traitement objectivement discriminatoire et pour ignorer la situation et les besoins spécifiques de locuteurs de langue régionale ainsi que pour rejeter le pluralisme culturel (dans une décision du 30 juillet 1997, le Conseil d’Etat a estimé que l’exclusion des publications en langue régionales du mécanisme public d’aides financières à la presse n’est pas discriminatoire). L’unicité du peuple français et de la République française A
partir de la décision du 9 mai 1991 sur l’incompatibilité avec la
Constitution d’une référence au peuple corse, le Conseil constitutionnel a
développé une conception de la République qui réalise un amalgame entre la
nation, le peuple et, de manière plus implicite, la langue. La communauté de
culture nationale est conçue comme exclusive, de sorte qu’il devient illégitime
de se référer à une communauté culturelle régionale. Dans cette ligne élaborée
conjointement par le Conseil d’Etat dans son avis précité du 6 juillet
1995 et par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15 juin 1999 sur la
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, l’article 2 de la
Constitution, qui consacre l’unité de la République, s’oppose à ce que
soit prise en considération au plan juridique toute catégorie autre que le
peuple français conçu de manière unitaire. Si l’on admettait qu’une
partie de la population parle une langue régionale, on reconnaîtrait des
citoyens «d’essence» différente au sein du peuple français. Un peuple
unique ne peut s’exprimer que dans une seule langue. La reconnaissance des
langues régionales équivaudrait donc à reconnaître des peuples distincts.
Ainsi, à partir du principe d’unité de la République, on a développé une
philosophie de refus de la diversité culturelle de la France, diversité qui
est pourtant bien réelle. De telles interprétations aboutissent à «ethniciser»
le concept de nation : celle-ci est identifiée à la culture et à la
langue française comme l’illustre d’ailleurs l’article 1 de la Loi du 4
août 1994 sur la langue française (loi Toubon) au terme duquel la langue française
est un élément fondamental de la personnalité de la France. Il s agit là
d’une rupture avec la tradition française pour laquelle la nation est un
concept politique sans contenu ethnico-linguistique. Selon cette tradition, la
nation est fondée sur une base politique, à savoir l’adhésion volontaire à
un projet commun et non sur une communauté de culture et de langue. Cette
conception traditionnelle était conforme avec une France constituée à
partir de nombreuses traditions culturelles et linguistiques nonobstant la
reconnaissance de la langue française comme langue nationale commune. En
exacerbant la fonction de cette langue comme critère de l’unité de l’Etat
et de la Nation, on s’interdit de concevoir une unité plus profonde et plus
politique. La mise en avant de la langue nationale comme ciment de l’unité
du pays constitue ainsi une véritable tendance régressive. |
La
disposition selon laquelle la langue de la République est le français a été
introduite dans la Constitution française par un amendement adopté en 1992
(amendement Lamassoure). Par son adoption, on a voulu manifester la détermination
de protéger le français contre des menaces extérieures et notamment par
rapport à l’emprise croissante de l’anglais. Durant le débat, de
nombreuses
interventions avaient souligné que cet amendement ne devait pas porter atteinte
à la position des langues régionales. C’est le contraire qui est arrivé cet
ajout à la Constitution n’a évidemment en rien aidé la langue française
à mieux s’affirmer au plan international, notamment contre l’anglais ;
par contre, elle a servi de fondement pour un processus d’exclusion
systématique
des langues régionales de la sphère publique, pour autant qu’elles y avaient
encore une place quelconque. Le Conseil constitutionnel (dans sa décision du
9 avril 1996 sur le statut de la Polynésie) et le Conseil d’Etat (dans son
avis du 24 septembre 1996 sur la Charte européenne des langues régionales et
minoritaires) ont en effet déduit de ces dispositions que les administrations
publiques, les services publics et les citoyens eux-mêmes, lorsqu’ils entrent
en relation avec ces institutions, doivent exclusivement utiliser le français.
Ainsi, le français qui était en pratique déjà la langue des autorités
publiques, ce qui n’excluait pas de donner une modeste place aux langues régionales,
devient maintenant la langue obligée dans la sphère publique. Dans un premier
temps, c’était le «droit» d’utiliser la langue régionale dans les
rapports
avec l’Administration qui a été dénié. Puis c’est même la simple «faculté»,
avec l’accord de l’Administration, de recourir à ces langues dans les
contacts avec les pouvoirs publics qui a été exclue. La seule exception
concerne l’école, où la possibilité d’enseigner les langues régionales
n’a pas été remise en cause. Mais il s’agit d’une simple faculté laissée
à la libre appréciation de l’Administration et non d’un droit pour les
parents (Conseil d’Etat 15 avril 1996). Elle est de surcroît enfermée dans
des limites restrictives par la jurisprudence du Conseil constitutionnel cet
enseignement ne doit en aucun cas faire partie des programmes obligatoires et
doit donc toujours être optionnel. Enfin il ne doit pas compromettre
l’obligation de tous les élèves d’acquérir une égale compétence dans
la langue française. Cette dernière condition pourrait être utilisée dans
l’avenir pour s’opposer au développement d’un enseignement immersif en
langue régionale. La primauté de la langue française sur la liberté d’expression Bien
que le principe de la libre communication des pensées et des opinions soit
reconnu par la Constitution, le Conseil constitutionnel a estimé, dans sa décision
sur la loi relative à la langue française du 29 juillet 1994, que ce principe
doit être «concilié» avec le principe selon lequel la langue de la République
est le français. En fait, cette «conciliation» peut aboutir à la
subordination
de la liberté d’expression à l’obligation de reconnaître au français
une place prééminente. Certes le Conseil constitutionnel a posé le principe
qu’une terminologie officielle ne saurait être imposée dans le cadre de la
radio-télévision, mais il s’agit là de la liberté d’utiliser le français
la liberté de recourir à une langue autre que le français et notamment de
s’exprimer en langue régionale n’a pas été consacrée. En
conclusion, le droit constitutionnel français s’oppose désormais à la
reconnaissance d’un droit d’utiliser la langue régionale dans la vie
publique. C’est ce qu’a clairement affirmé le Conseil constitutionnel
dans sa décision sus-mentionnée sur la Charte européenne des langues régionales
et minoritaires avec la Constitution le droit de recourir à une langue régionale
n’existe que dans la vie privée et, par conséquent, les langues régionales
doivent tenter de survivre dans la seule sphère privée sans aucune
protection juridique. Il a même considéré que le simple engagement de l’Etat
à encourager ou à faciliter l’usage des langues régionales dans la vie
publique crée un droit spécifique pour les groupes de locuteurs de ces langues
et qu’un tel droit porte atteinte aux principes constitutionnels. En
d’autres termes, tout citoyen est francophone, les autres langues n’étant
que des idiomes tolérés au plan des relations privées mais sans «accès à
la République», à la citoyenneté et donc au droit. Cette
situation juridique explique que, pour le Conseil d’Etat et pour le Conseil
constitutionnel, la France ne peut ratifier la Charte européenne des
langues régionales et minoritaires ni, a fortiori, la Convention cadre sur la
protection des minorités nationales. On a cependant tort de dire que ces
conventions sont «inconstitutionnelles». C’est notre droit constitutionnel
qui est incompatible avec les standards fixés par ces chartes européennes.
Notre pays s’isole ainsi de plus en plus par rapport aux principes et
valeurs reconnus par les autres pays européens en ce qui concerne la
reconnaissance des droits culturels et il se retrouve en position de lanterne
rouge avec les Etats les plus rétrogrades d’Europe dans le refus de la
diversité linguistique. Si les principes actuels du droit constitutionnel français
au regard des langues régionales et des minorités linguistiques figuraient
dans le programme de M. Haider, on accuserait celui-ci de remettre en cause
des libertés publiques reconnues en Europe.
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La
nécessaire adaptation L’adaptation de nos principes
constitutionnels afin de rendre
possible une reconnaissance raisonnable des langues régionales est nécessaire,
à la fois dans le souci de permettre à la France d’assumer sa place
dans l’Europe en construction et pour sauvegarder notre patrimoine
culturel. L’isolement
grandissant de la S’agissant de la prise en compte des langues régionales et
minoritaires, la France figure parmi les pays les plus restrictifs de l’Europe
avec la Turquie. La quasi totalité des pays européens ont ratifié, soit
la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, soit la
Convention cadre pour la protection des minorités. Presque tous les pays
dans lesquels existent des langues régionales ont adopté des
dispositions protectrices au plan constitutionnel ou au plan législatif
afin de reconnaître et de sauvegarder ce patrimoine culturel. La France
quant à elle ne peut faire état que de quelques circulaires qui
abandonnent le soin des langues régionales au bon plaisir de l’Administration
et, comme il été vu ci-dessus, exclut toute reconnaissance au plan
juridique de ces langues. La protection de la diversité culturelle que la France entend, avec
raison, défendre au plan international, notamment dans le cadre du débat
sur les orientations de l’OMC, constitue une valeur fondamentale de la
civilisation européenne, non seulement face à la globalisation mais
aussi lorsqu’elle concerne la situation culturelle et linguistique de
chaque pays. Il sera de plus en plus difficile pour la France d’affirmer
sa volonté de promouvoir cette diversité culturelle au niveau
international si elle refuse de la reconnaître au plan interne. De même,
la France ne saurait conserver sa réputation de patrie des libertés si
elle n’inclut pas dans le champ de celles-ci les droits culturels dont
font partie les droits linguistiques. |
Il y a vingt ans il aurait été possible de concevoir une politique de
protection de la diversité linguistique en France sans modification de
la Constitution. Aujourd’hui la jurisprudence constitutionnelle et la
doctrine dominante sont tellement restrictives à l’égard des langues
régionales qu’une protection efficace de celles-ci et la
reconnaissance d’un statut minimal en leur faveur ne peut passer que par
une consécration constitutionnelle qui permettrait de remettre en cause
cette jurisprudence et cette doctrine. La protection des langues régionales
ou minoritaires par voie législative ou réglementaire n’est
aujourd’hui plus susceptible d’être établie sans difficultés
constitutionnelles. Si l’on veut développer au plan des services
publics, de l’éducation, ou de la communication audio-visuelle des mécanismes
efficaces de prise en compte des langues régionales ou minoritaires, il
est devenu nécessaire de donner à une telle orientation un support
constitutionnel. C’est la raison pour laquelle les mouvements qui défendent
tes langues régionales et minoritaires estiment qu’une modification
de l’article 2 de la Constitution, en vue d’affirmer l’attachement
de la France à la promotion des langues régionales. y compris dans la
vie publique, est aujourd’hui indispensable. Jean-Marie Woehrling |